Sargon Boulus anniversaire 2009
Sargon Boulus, poète irakien, décédé en octobre 2007, était né le 19 février 1944.
Certains célèbrent les anniversaires de la mort. Je préfère célébrer celui de ta naissance, le jour où tu es venu au monde pour nous offrir tout ce qui tu nous as donné.
Bon anniversaire, Sargon.
Et, merci Sargon.
Habibi
Habibi
ta chair est ronde
Habibi
ton corps est lourd
Habibi
mon Bien-Aimé
tes yeux sont billes
très noirs
lustrés
comme un regard de phoque.
Habibi
ils ont huilé
ta peau
Habibi
ils ont enduit
ton âme
et ta pensée
d’un gel de jojoba
pensant que tu
passerais
de grâce
dans le chas – articulé –
prévu pour toi
par leurs doigts –
d’un serrure.
Puis ensuite ils ont – poussé
- ta vie
comme une coulisse dans un
fourreau
- Cadenassé –
ils se sont approprié
ton mouvement
Tes yeux – sortis
lubrifiés
exorbités par
l’étonnement
et la - souffrance
Ta fourrure est
- tombée –
dans le vide
Maintenant
où ils t’emmènent –
sous le ventre de
l’avion`
le trou est un nombril.
Ghislaine Le Dizès
Hommage disparition à Sargon Boulus
Hommage à toi, Sargon, pour ce premier anniversaire de ta disparition, entre le soulagement de ton essoufflement (22 octobre 2007), et le retour symbolique à ta terre assyrienne (29 octobre 2007).
Un poète ne meurt jamais, très au delà des définitions de sa personne, la trace de sa main et de son esprit demeurent.
Aujourd'hui, répétion avec un flûtiste autour de ta voix et de ta pensée, rendre à ton œuvre sa légèreté.
Bonne route, où que tu sois, et pour que tu continues de grandir en paix.
Mon souffle sur ta main.
Ghislaine
Premier des cinq recueils écrits par Ghislaine Le
Premier des cinq recueils écrits par Ghislaine Le Dizès en hommage à Sargon Boulus,
« Toutes sortes de ponts » est paru aux éditions Gros Textes (Yves Artufel éditeur) en avril 2008.
Il est possible de vous le procurer auprès de l’auteure en utilisant la voie du mail offerte par ce blog et en y laissant vos coordonnées pour recevoir le bulletin de commande.
D’ici là, je vous propose le texte que j’ai écrit au moment de la parution de ce recueil, qui a coïncidé avec le décès de Sargon, avec qui j’avais entretenu une relation forte et intime.
Vous pouvez trouver le premier texte de ce recueil « Le grand poisson bleu » dans la rubrique (catégorie du blog) « Ghislaine Le Dizès Poésie ».
« J’ai écrit "Toutes sortes de ponts" entre le 4 mars et le 26 août 2006, période où je souffrais beaucoup de l’éloignement avec le poète irakien Sargon Boulus. Sargon et moi nous étions rencontrés lors du festival de poésie de Lodève en juillet 2005, et notre relation s’était prolongée, très forte, « au Paradis », comme il disait. Sargon était retourné à San Francisco, où il vivait, puis à Berlin où il habitait alternativement, et où je l’avais retrouvé dans le courant de l’hiver précédent (Noël 2005). L’éloignement géographique était très dur, aussi me suis-je mise, à travers l’écriture, à tisser, progressivement, ces "ponts poétiques", passerelles souples de l’esprit et de l’élan amoureux pour que nous puissions nous bercer, à deux, dans une nacelle indestructible très au-delà des contingences matérielles et humaines. "Laisse-nous voler dans notre rêve" m’avait écrit Sargon.
Sargon était malade depuis des années ; durant l’été 2007, dernier moment où nous avons échangé, il était si affaibli que seule la substance de la poésie semblait demeurer dans son corps donné à la vie. J’ai su alors, d’une manière certaine (c’est très dur à dire) qu’il ne parviendrait pas au mois de novembre. J’ai demandé à Yves Artufel, éditeur, s’il lui était possible d’accélérer la publication de "Toutes sortes de ponts" prévue depuis un an. Je souhaitais que Sargon puisse recevoir ce livre, en cadeau d’adieu. Mais l’agonie de Sargon a touché à tel point mon propre corps que, durant 6 semaines, avant qu’il décède, je suis tombée malade à mon tour, avec une atteinte visuelle importante qui ne m’a pas permis de réaliser la correction de la maquette informatique.
Yves m’a envoyé la maquette papier par la poste le 29 octobre. Le 29 octobre, Sargon était enterré au cimetière assyrien de San Francisco. La concordance des dates m’a procuré un réel choc. L’image qui m’est venue immédiatement, près de la boîte aux lettres, a été celle du passeur de relais : le coureur de fond passant le relais à l’équipier suivant. Un coureur de fond poétique.
Sargon m’a passé le relais, et désormais les ponts qui nous relient se trouvent dans l’invisible. Ils n’en sont pas plus faciles, mais (et c’est paradoxal d’écrire cela dans la mort), désormais nous n’avons plus besoin de creuser la terre pour nous trouver.
Que ces ponts d’amour poétiques deviennent une flamme pour tous ceux qui doutent. »
La carafe La carafe où chambre le vin, elle a des
La carafe
La carafe où chambre le vin,
elle a des creux sous
les côtés
où glisser les mains.
Ton cadeau du petit jour.
Le liquide incarnat du vin
dans la carafe
au ventre rond.
C’est aux anses de ton ventre
que je veux poser mes mains.
C’est aux ailes de ton dos
que je veux tisser mes doigts.
Six heures. L’horloge a cogné.
Plus rien à rattraper
pour aucun de nous
dans la déliquescence violente
du temps,
à contre rythme.
Tu te laves près de l’évier.
L’eau séchée laisse des traces
de savon blanc,
ruisseaux laiteux, sur
le gaufré de l’inox.
L’avion avec lequel tu vas partir,
tu voudrais lui rogner
ses ailes de métal
avec tes dents.
Juste deux boutons
qui manquent
à ta chemise.
J’ai rangé le lit à toute vitesse,
les draps en boule
dans l’oreiller.
L’avion est parti, et c’est
la déchirure du ciel.
Tes ailes, finalement,
tu ne les a pas prises.
Tu as étiré leur duvet,
tu me les as laissées
dans mes mains
avec tes doigts pleins
de regrets
Ta tête cogne
sous l’entonnoir du
ciel, ouvert.
(“Itinéraires pour Sargon", extrait, hommage au poète irakien Sargon Boulus)
Lune Elle t’inquiète, la petite fille qui court
Lune
Elle t’inquiète, la petite fille
qui court la nuit avec sa chandelle
tenue toute droite
dans sa main droite...
Elle t’inquiète la pointe
de sa flammèche vacillante
lorsqu’elle touche la racine des toits
de son feu jaune
et la transperce.
Jamais d’enfant
ne devrait tenir
de feu entre ses mains
juste parce qu’elle a cessé de voir
et que son ventre chaud pousse la route
sous sa chemise de nuit de coton blanc.
La petite fille au feu jaune,
elle te tourmente,
et ton corps viril et lourd, avalé de sueur,
se retourne la nuit dans ton lit
en faisant grincer les ressorts.
Cela arrive toutes les nuits,
quand, pieds nus,`
l’enfant fait fondre la lune
avec la langue de sa bougie dardée.
Aucune exception.
Tu essuies tes joues grattées
de barbe naissante et fiévreuse
et la lune fondue retombe
en gouttes de suif - brûlantes
sur toute la ville.
Des lézardes de miradors jaunes
des glaces rondes - étalées
ont couru sur les murs des maisons,
durant les heures de l’ombre.
Des yeux incestueux et guerriers
décharnent le béton et la brique.
Ils ont laissé des trous des chicots d’air,
des nerfs de molaires arrachées.
Maintenant il y court des profils,
des chaussures sans lacets et sans pieds
ainsi que les ombres d’enfants
aux bras écartés
qui ont perdu leurs chemises.
Les gouttes de la lun pleurées par
la petite fille somnambule
aux pieds nus s’égarent,
chutent sur la visière la casquette
de l’un des garçons sans chemise
et lui brûle les yeux.
Tout de suite après tu t’es réveillé,
tu as crié pour t’opposer,
et la lune a refroidi.
(“Itinéraires pour Sargon", extrait,
hommage au poète irakien Sargon Boulus,
texte miroir à " L’enfant de la guerre")
Les seins Les femmes, ont les seins enroulés dans
Les seins
Les femmes, ont les seins enroulés dans des étoffes vertes.
Elles pointent leurs seins, les femmes, bandés,
à travers les carreaux, aux fenêtres.
Momies de seins les femmes.
Les bouches goulues des hommes happant le tissu.
Effiloché, sévère, le lourd ciment.
Langues dardées des hommes perforent le carcan des femmes.
Plâtre des femmes autour de leurs bustes,
et l’érection suave, salivante, salée rigide
dans le fourreau des hommes.
Une femme a déroulé le parchemin de sa poitrine.
L’Amant aux cheveux noirs, huilés, frisés regarde.
Quatre chamelles rousses se sont envolées
dans la suie bleue par la fenêtre.
(« L’essoufflement de la neige, extrait, mention prix des écrivains méditerranéens 2006, hommage au poète irakien Sargon Boulus)
Avec des barques Avec des barques, mon Amour,
Avec des barques
Avec des barques,
mon Amour,
dans le pli de tes yeux
Ce court rebord humide
où tout repose.
Avec des barques noires
cirées par nos dents passionnées
Tu dis qu’un
bout de toi, au bras,
est resté dans l’avion,
ce matin-là.
Je veux le croire :
J’ai toujours
le goût de ta chemise entrouverte
aux travées caraco de ma bouche
Ton ventre doux
sous le tissu déboutonné.
Il pousse des roseaux sombres
aux balustrades de tes yeux.
J’ai passé ma main
mon souffle, ma langue
dans leur forêt salée,
serrure perforant
des rangées de lances
et des croisées d’épées.
Mon Amour,
ne me mange pas
quand tu te courbes
Ma gorge est blanche.
Tes deux yeux noirs sur moi
ils furent en dessous.
La modification du diaphragme.
Quelque chose a changé.
Mais pas l’arc du soudeur,
chalumeau qui nous relie.
(« L’essoufflement de la neige, extrait, mention prix des écrivains méditerranéens 2006, hommage au poète irakien Sargon Boulus)
Tulipe Alors là, au bord de la paupière ses yeux
Tulipe
Alors là, au bord de la paupière
ses yeux coulés avec cette suie noire
les soirs de vin calcinés au chambranle de la fenêtre.
Dehors la ville chaude suinte de Tunis,
ses odeurs de papier fripé
un journal ondulé dont elle a cassé les mots.
Alors là, au bord de sa paupière
l’encre de deux noms de lettres arabes ruisselle
maquillant les cils du bas des yeux
poix noire d’une larme gluante lacrymale arrachée
avec la main colère dans le tuyau du cri bouché.
Alors là ses cheveux qu’elle froisse noirs et rouges, anciens,
devant la fenêtre rutile
sauvages, effilochés lassés, comme elle,
mais qui ne fanent pas lorsque la fenêtre crie.
Alors là, enfin, plus bas,
ses jambes à l’intérieur d’un vase à l’envers
soufflé très chaud par des bouches d’hommes brûlants
Un éventail et ses nervures - noires
pliées comme la transparence.
Alors là, ses jambes arpentantes
fléchies fatiguées comme ses joues
mais droites, quand-même, devant la croisée tiède,
Ses jambes à l’intérieur d’une tulipe pistils tête en bas.
Alors là ses jambes de désert
à l’envers, renversées dans un verre
mais ses pieds flottant sur l’eau,
La plante grasse gercée, fendue, réparée
sur une feuille vert vif cirée de lotus.
(« La dernière des Bédouines », extrait, hommage à la poétesse tunisienne Najet Adouani, grand prix de poésie de la ville de Béziers 2006)
Alors là ses jambes de Bédouine, ailes et pétales
à travers - le sang transperce
Une grande tulipe blanche nervurée de sang violet
tranchée de libellules.
(« La dernière des Bédouines », extrait, hommage à la poétesse tunisienne Najet Adouani, grand prix de poésie de la ville de Béziers 2006)
La rivière sur la tête Comment peut-on tondre les
La rivière sur la tête
Comment peut-on tondre les femmes qui parlent ?
Comment peut-on tondre les femmes qui écrivent avec des mots ?
Sur le crâne rasé des femmes leur boule lisse brillante
cirée par la salive des hommes,
les lettres peintes calames le nom de trois lettres arabes
grosses moustaches passées au cirage gras, poisseux, collant
avec leurs lourdes virgules, recourbées, dégoulinantes et gauloises.
Le khôl des lettres maquillées sur la tête des femmes.
Un crâne lisse de soleil
Sur le bord de ta poitrine en falaise
le feston brodé de tes seins avec, en ligne, un tissu inventé,
ce croquet blanc comme des vagues, robe des petites filles d’antan.
La boule en haut reflète la lumière.
Ce n’est pas à cause des grosses moustaches sombres
que j’ai failli te perdre, sais-tu ?
Mais en raison de l’herbe. Une clairière oubliée
à la lèvre d’une forêt dans la lisière
brouillée crissée de feuilles mortes humides odoriférantes.
Une sente directe et vide non loin d’un barbelé.
C’est par cette sente que passent les femmes - toutes -
avant qu’on les jette à la rivière.
Nul ponton. Ni savon de bulles.
Légèreté éclatée dans le gant noir.
La fille avait les mains liées sur le visage
le front avec du fil et des épines de fer.
Si j’oublie la fille j’oublie l’eau qui coule entre les jambes
et je t’oublie, toi, avec ton filet mercuriel de vie.
Ton fleuve sur le haut de ta tête.
Omettre une seule femme dans la forêt pourrissante
c’est commettre le crime de les oublier toutes.
Sur le tapis de feuilles l’or cassé et sa nervure.
Najet, j’ai besoin de ton rêve : tu es ma main.
(« La dernière des Bédouines », extrait, hommage à la poétesse tunisienne Najet Adouani, grand prix de poésie de la ville de Béziers 2006)
Bébé bleu - Ta jumelle Le bébé bleu enterré dans
Bébé bleu - Ta jumelle
Le bébé bleu enterré dans le sable
avec ses cils retournés arrachés.
Combien de bébés bleus enterrés dans le désert ?
Depuis la moitié du siècle
Tu tapes ton nombre 1956 sur le clavier de ton ordinateur.
Ta sœur ta jumelle ton identique : NON :
ta précédente Seulement ta précédente.
Cils des bébés déterrés ont pris ta place.
Frénésie de taper la date de ta naissance
souci : laisser la gomme de ton doigt véridique avec le chiffre.
Cesser de pousser, pour toujours, sur la tête des bébés morts,
ne plus les enfoncer comme des vis dans le sable.
Effacer la trace de la mort deux ans avant.
Petites filles avec des vulves - rien que des figues avec des graines pour
gratter la peau des hommes mâles
leurs barbes poussées comme des balais, tige à tige dans leurs racines.
Dater ta vie.
Fumer dans le coin de ta fenêtre seule ne ramène à rien
Depuis que tu m’as donné ton gilet violet je suis ta semblable.
Les filles bleues sont enterrées
sous les affres sable froides, tous les jours
D’autres rajoutent des cailloux au fond d’un bol
pour qu’elles soient plus lourdes - et paraissent un garçon
Leurs mains croisées sur leurs poitrines
tirent sur plus faibles qu’eux.
(« La dernière des Bédouines », extrait, hommage à la poétesse tunisienne Najet Adouani, grand prix de poésie de la ville de Béziers 2006)